Coeur de pierre

Coeur de pierre

Le regard perdu sur la ligne d'horizon Gangue réfléchissait au pourquoi du comment. L'air marin de Talos Island lui emplissait les narines d'un ailleurs auquel il aspirait depuis toujours. L'impression que forcément ailleurs c'était mieux l'avait poussé à voyager, pour ne pas dire fuir, tout au long de sa vie. La carrière militaire était parfaitement adaptée à ce mode de vie et son potentiel lui avait valu une progression aussi fulgurante que remarquable. Former ses pairs à résister aux tortures d'un tortionnaire inventif n'était pas inintéressant, mais ce qui lui plaisait particulièrement dans ce job c'était de plonger directement dans l'esprit des autres...
L'absence du père, les non dits, les déménagements à répétition avaient forgé le caractère de Gabriel autant qu'ils l'avaient déstabilisé. Arrivé à l'âge adulte sa technique était rodée, surtout ne pas penser à soi, (seuls les faibles se plaignent ) et concentrer toute son énergie à s'occuper des autres. Gabriel avait la réputation d'être amical et affable, mais cela cachait une curiosité maladive, savoir ce que pensent les gens, comment leur esprit fonctionne, ce qu'ils aiment, ce qui les terrifie c'était ça qui l'intéressait. Un travail de fourmi que de s'ateler à comprendre l'esprit humain. Mais plus il sondait ses contemporains plus le vide de son existence lui sautait aux yeux.
«  Non mais dans quel étagère ?» grommela t-il tout haut avant de partir dans un rire gras qui secoua son imposante silhouette.
Il se remémora les tests de sélection pour entrer dans le commando d'élite. Opérer en zone ennemie sans couverture diplomatique c'était mettre toutes les chances de de son côté pour goutter à la gégène locale en cas de capture. La détermination de Gabriel avait impressionné le jury. Une bande de vieux de la vieille à qui on ne la faisait pas. Le détachement et la méthode de la recrue Drangel lui avaient valu de sortir major du peloton et forçait l'admiration de ses camarades. En réalité, sans être suicidaire Gabriel n'attachait pas une grande importance à sa propre existence. Cela lui permettait de garder son sang froid en toutes circonstances. Mais plutôt que de poursuivre dans les opérations spéciales il s'orienta vers la formation. Tuer n'était pas sa tasse de thé même s'il avait trouvé l'expérience « intéressante ». Par contre analyser l'esprit de vétérans de guerre, forger le mental de soldats aguerris était un défi qui le passionnait. Il adorait décortiquer la peur, c'était selon lui ce qui faisait craquer les hommes les plus durs. « La peur n'écarte pas le danger » répétait-il inlassablement. Mais s'il avait su ce qui l'attendait Gabriel aurait été terrifié.

En une nuit le cours de sa vie bascula irrémédiablement. Quand Gabriel rouvrit les yeux il était ligoté sur une table d'opération, un drone médical lui enfonçait des aiguilles dans les zones les plus sensibles de son anatomie.
Son hurlement de douleur déclencha une décharge électrique qui tétanisa tous les muscles de son corps. La convulsion enfonça les aiguilles un peu plus profondément. La douleur monta d'un cran, le hurlement suivant déclencha une autre décharge, plus forte que la précédente... Ivre de douleur Gabriel s'évanouit.

Le souvenir de ce premier contact avec Arachnos plongea Gangue dans une profonde léthargie. Ses souvenirs étaient diffus, plusieurs flashs revenaient continuellement, des séances de tortures et d'humiliations gratuites, l'injection douloureuse de cette hormone de synthèse dopant son métabolisme et son potentiel musculaire, le lavage de cerveau continuel dispensé par un écran géant qui obstruait tout son champ de vision et des hauts parleurs hurlant des messages de propagande militaire. Au début il résista par réflexe. C'était ce qu'il enseignait et en professionnel il appliqua les préceptes auxquels il croyait. Mais après plusieurs semaines de ce traitement inhumain il atteignit les limites de ce qu'un être normalement constitué peut endurer. Combien de temps dura cette période, il était incapable dele dire. 2 mois, 6 mois, 1 an, il n'en savait rien. Ce temps volé de son existence était ce qui le blessait le plus. Il se sentait abusé, violé ne s'appartenant plus il avait sombré dans une catatonie profonde sans pour autant succomber complètement au reconditionnement de ses tortionnaires. Il ne réfléchissait plus. Au début il chercha des réponses évidemment. Pourquoi l'avait-on enlevé, pourquoi lui et dans quel but ? Mais l'absurdité des sévices qu'il endurait chaque jours, chaque secondes, l'éloignait de toute compréhension logique des atrocités qu'on lui infligeait. Gabriel plongea en son fort intérieur, pour fuir la douleur et la honte il se réfugia en lui même. Réduit à l'état de chose il choisi la folie comme seul rempart à l'absurde. Alors affranchi des barrières morales et rationnelles qu'il avait élaboré pour se construire, il s'engagea dans un long et douloureux voyage intérieur. Les douleur physique que subissaient son corps se transformaient en rêves expiatoires, cauchemars horribles dirigés par son subconscient. Qui mieux que soi même pour appuyer là ou ça fait mal ? Toutes ses peurs d'enfant, ses angoisses, ses frustrations constituaient son univers et il naviguait comme sur un bateau ivre allant de l'une à l'autre, affrontant ses terreurs dans les yeux sans autre rempart que l'instinct de survie. Cette errance dura éternellement. Dans son esprit le temps n'avait pas prise et il jouait et rejouait des scènes de son existence, il revivait inlassablement les épisodes marquants de sa vie.
Enfin, ce cauchemar s'arrêta net. Le crash du cristal sur la base secrète d'Arachnos le réveilla brusquement de sa morbide torpeur. L'onde de choc produite par l'impact agit comme un défibrilateur, il s'éveilla sans vraiment de souvenirs, ahuri comme s'il s'était endormi la veille. La découverte de son propre corps ensanglanté, démesuré, perforé par plusieurs éclats de cristal provoqua un autre choc psychologique qui effaça subitement le peu de conscience qu'il conservait de sa captivité. L'urgence et le danger de la situation rappellèrent ses vieux réflexes et il s'extirpa du caisson qui le retenait prisonnier. Le temps d'un regard il apperçu d'autres tubes enfermant d'autres corps. Des cadavres gisaient sur le sol éparpillés par la déflagration, les sirènes hurlaient, dans un amas de décombres une main jaillit, puis un flash stupéfiant mis fin à cette vision d'horreur.

Le souffle court Gangue revint à la réalité. L'évocation du cataclysme occasionné par le crash du cristal était toujours douloureuse. Il crut mourir en même temps qu'il revenait à la vie. La suite est compilée dans son journal. Traumatisé par le vide laissé par son incarcération, il entreprit d'écrire quotidiennement le compte rendu de ses journées dans un journal de fortune. Travail d'écriture, travail de mémoire, il sentait l'urgence de se souvenir en même temps que la terreur de ce qu'il découvrirait quand il retrouverait la mémoire. La rencontre avec les autres, les premieres prises de conscience, l'urgence de s'organiser, survivre une fois encore. Certains des survivants gardaient des souvenirs nets de la base lunaire. Petit à petit Gangue recollait les débris de sa mémoire morcellée. Souvent chahuté par les autres, Juan et Stuart se moquaient amicalement, lui reprochant d'être trop détaché des choses, lointain parfois. Pourtant très conscient des priorités en combat, fort de ses étranges pouvoirs Gangue était le centre de gravité des 5upers. Pilier du groupe, en tant qu'homme fort il se devait de tenir, résister, montrer sa détermiination et son obstination à tenir quoiqu'il arrive. Si les autres n'y arrivaient pas toujours lui s'était fait un devoir de devenir le point d'ancrage de toutes ces individualités fortes, réunies par défaut mais cohabitant par choix. Mais la nouveauté de la situation ne l'aidaient pas à faire le point. Gangue inlassablement cherchait à retrouver son passé, cette zone d'ombre de sa mémoire lui échappait toujours alors que sa nouvelle vie se construisait chaque jour amenant son lot d'incroyables évènements. Autrefois soldat inconnu il était maintenant un super héros reconnu. La notoriété des 5upers sapait son lent pélerinage sur le sentier de la mémoire. Son voyage interieur l'amenant jusqu'aux frontières de sa conscience. Il senti qu'il devait à nouveau plonger en lui, le crystal lui avait soufflé pensait-il et il commençait à croire au histoires de Lightray. Gangue sombra dans un long et profond sommeil qui dura plusieurs semaines. A nouveau il erra à travers les limbes de son esprit, traquant ses souvenirs dans leurs retranchements les plus secrets. A son réveil le monde avait encore changé. Lightray était devenu Fratrie, les 5upers avaient sauvé le monde ou au moins la ville. Lui aussi avait changé. Il en savait à présent suffisament pour recoller les morceaux. Mais les révélations sur sa propre captivité et les mauvais traitements qu'il avait subi ne contribuèrent pas à l'apaiser. Soudain libéré du poids de l'inconnu il souffrait maintenant de celui du souvenir. L'horreur qu'il avait connu sur la lune le hantait. Le rôle qu'il jouait maintenant au sein des 5upers l'obligeait à tenir, une fois encore il donna le change. Sans mentir vraiment à ses nouveaux amis il recommença à s'interroger sur le sens de son existence. Ce que Fratrie prenait pour de la résignation était en fait une ultime tentative pour retrouver une raison, une seule de continuer à exister. Gangue n'était plus et ne serai jamais plus Gabriel Drangel. Sa vie était brisée et paradoxalement elle renaissait des décombres de sa propre destruction. Qui était-il ? Qui avait-il été ? Gangue s'avoua qu'il était enfin heureux. Il ne l'avait jamais été, jamais sincèrement. A présent il avait une famille, ses amis avaient besoin de lui autant qu'il avait besoin d'eux. Ils partagaient bien plus qu'un taudis au fond des égouts. Désormais ils risquaient leur vie ensembles et ce pour le bien de la communauté. Il avait maintenant la possibilité de devenir celui qu'il avait toujours rêvé d'être. Sa vie était brisée ? Finalement tant mieux, elle était triste et merdique sans joie, sans enjeu. Depuis qu'il la risquait quotidiennement elle avait un prix. Perdre un des 5upers était une éventualité très envisageable, la souffrance de la disparition de Kathy lui avait ouvert les yeux. Il était vivant et cela valait toutes les raisons du monde pour continuer.

EPILOGUE :

Le soir tombait lentement allumant un à un les réverbères de spanky's boardwalk. Gangue se leva lentement avec une grande solennité. Ce moment était important, il marquait la fin d'un cycle. Il avait accompli le tour de lui même. Il sourit en pensant que cela s'appelait une révolution... Il inspira encore l'air du large, profondément, avec amour.
Il tourna des talons et se dirigea vers la cabine téléphonique la plus proche. Dans le cone de lumière blafarde dispensé par l'ampoule de la cabine il ressemblait à un menhir. Du petit doigt il s'y reprit à trois fois pour composer un numéro en jurant bruyamment.

- âllo ?
- âllo, Marty ?
- Ouais ?
- C'est Gab', Gabriel Drangel...
- Que ... , Gab' ? Espèce d'enfoiré, tu disparais pendant trois ans et tu rappelles comme ça un beau jour la gueule enfarinée, mais putain mais j'te croyais mort !
- Ouais, je l'étais vieux...
- Te fous pas de moi espèce de malade, j'te préviens que si c'est une mauvaise blague je vais te faire passer l'envie de faire revivre les macchabés !
- Non non Marty c'est pas une blague, tiens pour te le prouver j'ai une question à 100 balles. Tu bosses toujours pour le cinéma ?
- Bin ouais, j'ai même fait un peu de chemin depuis le temps. Putain Gaby c'est bien toi c'est vrai ?
- Mais oui c'est vrai mon vieux, je sais que j'ai disparu et je te présentes mes excuses. C'est ma faute j'aurais dû donner des nouvelles. Si je te disais que là où j'étais y'avait pas de timbres tu me croirais pas alors on va pas épiloguer pendant des plombes. Ce qui m'intéresse maintenant c'est l'avenir coco, j'aimerais te demande un p'tit service.
- Si c'est bien toi bougre d'âne je veux bien te donner ma soeur !
- Oh ! J'ai dit un service... Nan faudrait juste que tu me fasses une photocopie de ton carnet d'adresses, j'aimerais me lancer à mon compte et pour ça j'ai besoin de démarcher un peu.
- T'es pas chié toi, après tout ce temps tu tapes directement là où ça fait mal.
- J'ai pas demandé d'argent hein, ça ça tombera tout seul si je réussi mon coup...
- Mais qu'est-ce que tu prépares vieux briscard ? Tu te relances dans le consulting pour film de guerre ? J'avoue que tu touchais ta bille et c'est ça qui m'a tout de suite plu chez toi. Pro mais pas trop. Qu'est-ce qu'on s'était fendu la poire, urk urk urk !
- C'est pas tout à fait dans cette branche que j'aimerais investir... Disons que depuis peu j'ai acquis une certaine notoriété que j'aimerais mettre à profit. A plusieurs titres d'ailleurs. Tu te rappelles que j'avais un corps de dieu grec non ?
- Tu veux parler de ton cou de taureau et de tes bras gros comme mes cuisses ?
- Voilà, bah c'est rien comparé à maintenant, prépares toi, quand on se verra tu risques d'avoir du mal à me remettre.
- Tu me fais peur d'un coup, t'as eu un accident ?
- Oui et non, mais d'une certaine façon tu m'a déjà retrouvé, enfin tu verras quoi. J'aimerais me lancer dans le coaching sportif. J'ai bien étudié la question, c'est dans le vent et pas trop compliqué pour ma pomme. Je vise le haut de gamme, sportif de haut niveau et stars en tout genre.
- Et comment comptes-tu t'imposer dans le milieu ? Y'a déjà pas mal de monde sur le créneau coco.
- Attends de voir, j'ai quelques arguments massue... Je ne m'en fais pas pour ça. Alors c'est d'accord ?
- Bin ouais vieux, rien que pour te voir je ferai le déplacement !
- Demain devant la librairie Platon sur la jetée de Spanky, disons neuf heures ?
- Du mat' ?
- Oui vieille carne, et bouge ton gros cul pour être à l'heure je compte bien démarrer ma carrière à neuf heure et une minute en te faisant perdre quelques kilos.
- Et tu comptes t'y prendre comment super man ?
- Héhé, suffira que tu aies les yeux en face des trous...
- A demain Gab', putainj'y crois pas !
- A demain Marty, je suis content de te revoir...

Gangue raccroche le combiné avec précaution. Il tourne à nouveau des talons et part en petites foulées jusqu'au trame de Talos en empruntant les escaliers qui mènent à la jetée. Icon fait des nocturnes à Steel Canyon et gangue est bien décidé à renouveler sa garde robe.